17 November 2023

Un procès de sorcellerie en Nouvelle-France

J'allais oublier de vous partager ce vidéo que nous avions préparé pour l'Halloween! 

Vous pouvez d'ailleurs consulter le document que je présente ici (cote: TP1,S777,D117).

08 October 2023

Une tournée rapide en Nouvelle-Angleterre

La reconstitution de Plymouth au XVIIe siècle
Plimoth Patuxet Museums

Cette année, pour la longue fin de semaine de la fête du Travail, j’ai décidé d’accompagner un ami qui allait faire un tour rapide en Nouvelle-Angleterre. À vrai dire, c’est une aventure géographique qui manquait jusqu’ici à ma culture : outre le Vermont et l’état de New York, je ne suis jamais allé visiter la côte nord-est des États-Unis. Pourtant, c’est une région dont la riche histoire coloniale partage de nombreux liens avec la Nouvelle-France et le Québec moderne. Quoique trop rapide (comme tous mes voyages, hélas!), cette excursion m’aura mené à observer directement la pluralité des mythes fondateurs des États-Unis et leur emprise sur l’imaginaire américain d’aujourd’hui.

Jour 1

Quoi de mieux avant le grand départ qu’un petit (gros) déjeuner au Buffet de l’antiquaire sur la rue Saint-Paul à Québec! Après une dernière gorgée de café avalée goulûment et un dernier coup d’œil préparatif sur nos cartes routières, nous voilà en route vers la Beauce pour rejoindre la frontière avec le Maine.

Suivant essentiellement la rivière Kennebec, nous traversons enfin la frontière. Je confirme : l’atmosphère et l’environnement du Maine reflètent très bien l’État tel qu’imaginé par Stephen King. Ne me méprenez pas : je ne dis pas que le Maine est laid et lugubre, mais il est tout de même vrai que les heures passées à y conduire dans la pluie, entouré d’épinettes, stimulent facilement n’importe quelle imagination avec le moindre penchant pour le macabre.

Photo: Rénald Lessard

Impossible non plus de passer par Freeport sans s’arrêter chez L.L. Bean. J’ai honte de l’admettre, mais j’ai nettement moins de difficulté à magasiner des vêtements pour ma taille chez nos voisins américains. Ironiquement, mon portefeuille s’en tire mieux, d’ailleurs… Cette visite est aussi l’occasion de réfléchir sur la place des ouvriers canadiens-français dans l’industrie du textile de la Nouvelle-Angleterre. Après tout, ce sont près de 900 000 Québécois en quête d’emplois qui ont quitté la province entre 1840 et 1930. À preuve, dès que le caissier découvre que je suis un Canadien français, il se met à me parler en français (avec un tout petit accent anglais). Aussitôt que je lui révèle mon nom de famille, sa collègue se tourne vers moi, enchantée : « I’m a Gagné too! ». Quoique le « flagship store » de L.L. Bean continue d’avoir des gens d’origine canadienne-française parmi ses employés, de nos jours, elle exporte la manufacture de ses vêtements hors du pays pour profiter d’une main-d’œuvre étrangère moins coûteuse.

Une fois ma nouvelle garde-robe d’automne achetée, nous nous dirigeons à Newmarket, au New Hampshire, pour y dormir chez une amie.

Jour 2

Strawbery Banke
Aujourd’hui, j’ai le plaisir de découvrir Strawbery Banke. Tout comme Place Royale à Québec, son quartier historique, Puddle Dock, a fait l’objet d’une préservation à la fin des années 1950. Chaque maison préservée représente un pan différent de l’histoire de la ville entre 1695 et 1954. Notre visite nous inspire des discussions passionnantes comparant justement Strawbery Banke, Place Royale, et Williamsburg : alors que les trois ont fait l’objet de restaurations, les méthodes, les buts et les résultats demeurent différents, avec des forces et des faiblesses propres à chacun.

Pitt Tavern

Je continue de m’étonner de n’avoir jamais entendu parler de l’endroit avant ce voyage. Je prends surtout plaisir à photographier le Pitt Tavern où, supposément, sont passés George Washington et Lafayette, entre autres.

Le site historique de Strawbery Banke a également le mérite de bien expliquer la menace que pose le changement climatique sur sa pérennité. En effet, le site est à risque d’inondations. Pire, en l’absence d’intervention, il peut tout aussi bien se retrouver sous l’eau avec la montée des niveaux des océans. Présentée en tandem avec une réflexion sur l’importance de conserver un tel site, l’exposition à ce sujet est à émuler chez nos propres sites historiques menacés par les changements climatiques (je songe à Louisbourg, entre autres).

Photo: Rénald Lessard

Jour 3 et 4

À la rencontre des Pilgrims...

Départ pour Plymouth, Massachusetts. C’est où, en 1620, les 102 passagers du Mayflower fondèrent une nouvelle colonie. Surnommés les Pilgrims, ceux-ci (comprenant plus d’une trentaine de puritains séparatistes) sont de loin les plus célèbres « fondateurs » des colonies anglaises en Amérique. Leur place dans la mémoire populaire américaine occulte même la fondation de Jamestown, qui a pourtant lieu 13 ans plus tôt en Virginie.

Nous avons le bonheur d’être accueillis et hébergés chez le cousin de notre amie. Celui-ci s’avère tout un ambassadeur pour sa ville. La fierté qu’il lui accorde est contagieuse, et avec raison : je découvre rapidement que l’idée que je m’étais faite de Plymouth tombait complètement à côté de la coche.

Il faut comprendre que, grâce aux émissions américaines à la télé, j’ai grandi en toute connaissance du poids symbolique et historique accordé aux Pilgrims par les Américains. Cette révérence est particulièrement vraie à l’approche de leur Thanksgiving au mois de novembre. Par la même, j’étais également devenu familier avec les excès de ce qu’on peut appeler (en empruntant le terme anglais) le pageantry de la mythologie fondatrice des États-Unis.

Et pourtant! D’une part, je ne connaissais rien à rien de l’actuelle ville de Plymouth, mais de l’autre, je m’attendais certainement à me trouver plongé dans un décor de kitch bleu-blanc-et-rouge, entouré de chapeaux de Pilgrims boboches, de dindons disneyfiés et, enfin, de médiocres stéréotypes d’Autochtones dans chaque vitrine de commerce… L’image parfaite de la mythistoire américaine selon les mentalités des années 1950, quoi.

L'histoire autochtone retrouve sa place.

Plymouth, à l'intersection de l'histoire et la "mythistoire".
Monument dédié aux Pilgrims morts pendant
l'année de fondation de Plymouth.
Me retrouvant enfin dans cette ville, laquelle je ne croyais jamais visiter de ma vie, me voilà, au contraire, franchement ébloui. Mes craintes se dissipent en visitant chaque lieu de mémoire et de patrimoine. Je suis étonné de voir que l’histoire, pour une fois, prend le dessus sur la mémoire populaire : il y a en effet une honnête volonté de raconter la vraie histoire de la fondation de Plymouth, « warts and all » comme diraient les Américains. Je n’observe aucune complaisance à grossir le mythe de l’amitié parfaite entre les Pilgrims et les Autochtones. On prend la peine d’expliquer que les relations entre les deux surissent, particulièrement à la déclaration de la guerre surnommée King Philip’s War (1675-1678).

Plimoth Patuxet Museums
Des reconstituteurs historiques exceptionnels...

...et de la poutine douteuse!

Notre première destination est Plimoth Patuxet Museums (anciennement Plimoth Plantation). À l’aide de cette reproduction du village au moment de sa fondation, on invite le visiteur à plonger dans l’histoire du début du xviie siècle. Derrière les pignons des maisons, l’océan forme l’horizon et est magnifique. Nous prenons plaisir à parler avec les reconstituteurs. Je remarque qu’ils font l’effort de reproduire l’accent anglais de l’époque du mieux possible, mais sans pousser au point de devenir incompréhensibles. (Pour vous faire une idée de l’anglais de l’époque, allez écouter le film The Witch de Robert Eggers.) Enfin, sans pointe de sarcasme, la boutique est riche : j’en profite pour m’acheter des livres sur Plymouth et les Pilgrims. J’y achète également un fragment de coquillage de palourde américaine, Mercenaria mercenaria, pour démontrer à mes étudiants avec quoi se fabriquaient les perles de wampum (ces ceintures ou colliers utilisés pour sceller les relations politiques chez les Autochtones).

Le Mayflower II



Notre prochaine surprise est le Mayflower II, une reproduction du navire qui transporta les Pilgrims en Amérique. Au moment d’acheter nos billets par anticipation, nous craignions que le navire ne serait rien de plus qu’une mauvaise reconstruction quasiment de carton-pâte, un véritable attrape-touriste. À nouveau, nous sommes impressionnés : en réalité, c’est une merveilleuse réplique approximative. Construite entre 1955 et 1956 en Angleterre, le navire fit l’année suivante la grande traversée de l’Atlantique pour rejoindre Plymouth. Depuis, on l’entretient régulièrement pour maintenir sa navigabilité. Nous passons près de deux heures à bord, discutant avec des étudiants en histoire employés comme guides.

Plymouth Rock peut laisser l'impression d'être
un peu moins grandiose que sa légende...
Au sujet de mes préjugés vis-à-vis Plymouth, j’ai une autre confession : encore une fois, grâce aux médias anglophones, j’ai grandi en entendant souvent parler de « Plymouth Rock ». C’est là où, selon la légende populaire, les Pilgrims auraient mis pied lors de leur débarquement initial du Mayflower. Je m’étais toujours imaginé un énorme rocher de la taille d’une maison, ou encore le pied d’un promontoire imposant à l’image du Cap Diamant à Québec. Imaginez ma déception lorsque j’ai découvert, pendant mes études, que Plymouth Rock n’est rien de plus qu’un vulgaire caillou, ou presque… Certes, pesant près de dix tonnes, Plymouth « rock » n’est pas une petite roche pour autant, bien que ce soit certainement l’impression que l’on s’en fait en la voyant pour la première fois. Le visiteur qui ne connait pas son histoire peut bien se demander ce qu’il y a de bien spécial en voyant cette « vulgaire » pierre... Il faut comprendre qu’à l’origine, le rocher était beaucoup plus imposant; selon les estimations, elle faisait à l’époque environ vingt fois sa taille présente. Toutefois, au fil des trois derniers siècles, les chasseurs de souvenirs se sont donné à cœur joie d’en détacher des morceaux, ainsi rétrécissant progressivement le monument. Il fallut attendre le milieu du xixe siècle avant qu’on l’enferme d’une clôture, surmontée d’un baldaquin, pour le protéger des collectionneurs de trophées historiques.

La pierre pèse tout de même dix tonnes!

L'emplacement de Plymouth Rock aujourd'hui.
Autre correction à porter vis-à-vis la légende de Plymouth Rock : la pierre fut déplacée de son emplacement original! Enfin, et de loin le plus important bémol, l’origine du lien entre les Pilgrims et la pierre ne remonte pas à 1620, mais bien à… 1741! En l’absence d’un témoignage contemporain survivant dans les sources, la place de Plymouth Rock dans l’histoire américaine peut donc sembler suspecte. En somme, cette remise en question de son historicité, de pair avec sa taille décevante, lui mérite d’une part des accusations de n’être qu’un attrape-touriste. Mais de l’autre, on pourrait tout autant dire que ces facteurs transforment la pierre en sorte de blague d’initiés et lui donne, à la fin, un certain charme. Pour ma part, c’est ce dernier point qui m’a permis, tout compte fait, d’apprécier ce monument plus que je ne l’espérais.

Le tracé du village original.

La maison Jabez Howland


Le foyer impressionnant de la maison
Si la ville moderne de Plymouth respecte en grande partie la disposition originale des rues et des chemins tracés au moment de sa fondation, en revanche, il ne reste à peu près aucun bâtiment d’origine. Le visiteur qui souhaite goûter quelque peu à l’atmosphère de la ville au xviie siècle profitera de la petite maison Jabez Howland (construite en 1667). Il s’agit de la seule maison encore debout ayant été habitée par un Pilgrim. Ses collections d’objets et d’artefacts en font également un charmant petit musée d’histoire local.

Le cimetière de Plymouth
Nous nous dirigeons par la suite au cimetière de Plymouth. Les curieux profiteront aussi de consulter le site web de la Plymouth Antiquarian Society pour connaître l’horaire des visites guidées offertes chaque premier samedi du mois. Justement, dans notre cas, nous avons droit à une visite thématique au sujet de la légende de Plymouth Rock : nous visitons une poignée de pierres tombales par lesquelles, une à une, nous reconstituons la succession de personnages historiques responsables pour la propagation de cette histoire fondatrice. J’admire les épitaphes méticuleusement taillées, pleurant intérieurement le fait que nous n’en avons jamais produit de semblable en Nouvelle-France, nos méthodes d’enterrement étant différentes.

Pilgrim Hall Museum


Exposition sur les possessions des Pilgrims.

Exposition sur l'histoire des Pilgrims.

Une des nombreuses représentations imaginées
de l'arrivée des Pilgrims sur Plymouth Rock (décidément
plus gros que son incarnation moderne!).

Nous nous dirigeons vers le Pilgrim Hall Museum. De merveilleux vitraux nous accueillent à l’entrée du musée. Ils n’ont rien à envier aux vitraux de la basilique Notre-Dame de Montréal. Et pourtant, les éléments hagiographiques des collections sont très bien contextualisés de manière à faire réfléchir le visiteur sur leur historicité. Encore une fois, l’histoire et le mythe fondateur sont comparés. En même temps, je ne peux m’empêcher de m’extasier quelque peu devant les tableaux impressionnants et représentant l’arrivée des Pilgrims. À lui seul, leur esthétisme impressionne. Dans l’exposition au sous-sol, on présente de rares objets associés aux Pilgrims. Malheureusement, notre journée achève et nous devons bientôt quitter.

National Monument to
the Forefathers

Dernier arrêt de la journée : le National Monument to the Forefathers (Monument national des prédécesseurs, ou pères fondateurs), érigé en 1889. D’une hauteur de 81 pieds, le monument de granite rassemble diverses allégories représentant entre autres la foi, la paix, la justice, la loi, etc. Rien de tel pour terminer ce séjour à Plymouth que d’admirer un autre monument qui soulève d’autres questions en lien entre l’histoire et la mémoire populaire.

Jour 5

Un monument dédié à l'émission "Ma sorcière bien-aimée",
érigée à Salem en 2005, non sans soulever une légère
controverse alors que la ville jongle déjà avec
son identité de "Witch City".
Direction Salem. Notre arrivée en ville est un peu étourdissante : les instructions du GPS semblent se contredirent alors que nous suivons des rues étroites et sinueuses vers le centre-ville. Peut-être aurait-il été préférable d’utiliser une carte physique… Heureusement, une fois arrivées, nous arrivons à garer la voiture assez rapidement et facilement. En sortant du stationnement, nous voilà sur la rue Essex, bondée de touristes (et ce n’est même pas encore l’automne!).

Le Peabody Essex Museum
(Photo: Rénald Lessard)
Nous avons immédiatement l’impression que la ville est un gros attrape-touriste. La rue est bordée par des magasins de souvenirs jusqu’à perte de vue. Certes, j’aimerais bien m’amuser à en visiter quelques-uns par curiosité malsaine, mais nous n’avons que quelques heures devant nous. On se dirige donc vers notre priorité, le Peabody Essex Museum. Je suis très heureux de pouvoir enfin voir ce musée. Il y a quelques années, je devais visiter l’institution pour examiner un certain artefact célèbre de l’histoire de Québec. Toutefois, quelques jours avant ce départ pour le Massachusetts, on nous informait que l’objet se faisait envoyer à Québec et que le déplacement était inutile. [À ce sujet, allez lire La Corriveau : de l’histoire à la légende par Catherine Ferland et Dave Corriveau]. Il m’a donc fallu dix ans avant d’avoir à nouveau la chance de visiter Salem.

Exposition sur le procès de sorcellerie de 1692.
Sans l’avoir prévu à l’avance, notre visite coïncide avec la fin de semaine d’ouverture d’une nouvelle exposition sur la célèbre chasse aux sorcières de 1692. J’observe qu’il n’y pas beaucoup de visiteurs dans le musée, du moins, proportionnellement à la foule qui se trouve à l’extérieur. Je refuse toutefois d’être sévère avec cette remarque, puisque tous les sites historiques visités en cette fin de semaine m’ont semblé sous-visités. Peu importe les conclusions à tirer de ce manque d’achalandage, et compte tenu de la mainmise sur la ville d’une mémoire populaire accaparée par la culture populaire, Hollywood et les guides touristiques sans scrupules, je suis heureux de me retrouver devant une exposition reprenant avec sérieux l’histoire tragique de Salem à la fin du xviie siècle.

"Trial of George Jacobs, August 5, 1692"
Par Tompkins Harrison Matteson, 1855.
Peabody Essex Museum.
Rappelons brièvement les faits : en janvier 1692, deux jeunes filles, les cousines Betty Parris et Abigail Williams, développent d’étranges symptômes. Leur père et oncle, Samuel Parris, se met à soupçonner l’intervention d’une sorcière. Au fil des semaines, les accusations se multiplient et prennent une ampleur telle qu’à la fin de l’affaire un an plus tard, au moins 156 personnes auront été accusées de sorcellerie. Parmi celles-ci, 19 auront été exécutées, une pressée à mort pour obtenir une confession, et cinq autres mortes en prison. Alors que la plupart des gens sont plus ou moins familiers avec ce court résumé des faits, l’exposition démontre que l’histoire est beaucoup plus compliquée.

Détail de "Examination of a Witch"
Par Tompkins Harrison Matteson, 1853
Peabody Essex Museum
D’abord, alors que l’on parle du procès des sorcières de Salem, les accusations dépassaient largement les frontières du village, soit de Boston jusqu’au Maine. Deuxièmement, quoique le zèle religieux des Puritains est certainement l’élément déclencheur de cette chasse aux sorcières, il a tout de même fallu un terreau fertile pour entretenir cette peur des forces maléfiques du Diable. La Nouvelle-Angleterre en cette fin du xviie siècle se trouve justement à l’intersection de bousculements majeurs : entre autres, la guerre de la Ligue d’Augsbourg, par ses raids franco-autochtones le long du Maine, oblige plusieurs à se réfugier à Salem et à Boston; le petit âge glaciaire cause une année de récoltes particulièrement mauvaises; la mixité des autres factions protestantes vient brouiller les cartes du puritanisme; et enfin, les modifications en cours de la gérance de la colonie du Massachusetts créent des ambiguïtés juridiques et autoritaires qui empêcheront l’affaire des sorcières de s’étouffer rapidement, contrairement aux cas précédents dans la colonie. Ces différents facteurs permettent en même temps de comprendre pourquoi les cas de sorcellerie en Nouvelle-France n’ont jamais eu la même ampleur : l’uniformité religieuse (catholique) et un État bien présent dans la gestion de la colonie ont permis de régler rapidement la plupart des accusations de sorcellerie (d’autant plus qu’à partir de 1672, la France n’exécute plus les gens accusés de sorcellerie).

Avant de quitter le Peabody Essex Museum, je fais mes habituels achats de livres. Pour quiconque s’intéresse au procès des sorcières de Salem, je recommande fortement le livre A Storm of Witchcraft d’Emerson W. Baker.

La Rope's Mansion, célèbre grâce au film Hocus Pocus (1993)
Je dois me presser : alors que mes amis terminent de visiter le musée, je veux aller voir la Ropes Mansion. Ceux et celles qui ont lu mon billet de blogue sur le cinéma d’horreur colonial connaissent déjà mon faible pour le film Hocus Pocus (1993). Comment ne pas m’arrêter et prendre des photos de la Ropes Mansion, alias la maison d’Allison dans le film? Par manque de temps, je dois malheureusement mettre une croix sur la maison de Max et Dani que j’espérais photographier aussi… (Et puis zut : après coup, je réalise que je n’ai pas pensé — tant qu’à être à Salem — de faire un cliché Instagram de mon porte-clés de Billy Butcherson, le gentil zombie du film, joué par le fabuleux Doug Jones. Tant pis!)

La "Witch House", maison du juge Corwin.

Intérieur de la maison.
Parlant de manque de temps avant de devoir rejoindre mes amis, je me presse pour visiter la maison de Jonathan Corwin, un des juges du procès des sorcières. Ce serait d’ailleurs la dernière maison en ville avec un lien direct aux procès de sorcellerie. Surnommé la Witch House, l’extérieur noir reflète bien son sobriquet… La visite en vaut la peine certainement pour l’architecture qui me rappelle la maison Jabez Howland, mais en plus gros. Les expositions, toutefois, me laissent sur ma faim : on dirait plutôt un musée d’un musée des années 1950. Néanmoins, quelques clichés photographiques plus tard, et je me retrouve à nouveau parmi la foule en direction de mes amis qui m’attendent.

Alors qu’on quitte Salem pour remonter vers le nord, je me promets de revenir. Le centre-ville est peut-être un gros attrape-touriste en effet, mais Salem mérite quand même un peu de temps passé sur place (à la condition de trouver un hébergement beau-bon-pas-cher pour au moins deux jours). Avec un peu de recherche à l’avance, il est possible de voir le côté historique de la ville qui se cache derrière son visage de Witch City.

Jour 6

Départ dans la chaleur naissante. Direction Ouest, s’éloignant de Newport où nous avons passé une dernière nuit. En chemin, nous prenons plaisir à écouter du Gordon Lightfoot et du CANO. Notre dernière destination est Deerfield, au Massachusetts. Le lieu a une place privilégiée dans l’histoire des rivalités franco-anglaises grâce à un triste événement qui y a eu lieu en 1704. Pour citer Gilles Havard et Cécile Vidal dans leur Histoire de l’Amérique française (p. 112) : 

Si la neutralité iroquoise, décrétée en 1701, permit au New York de ne pas subir de raids meurtriers pendant la nouvelle guerre [de Succession d’Espagne], il n’en fut pas de même pour les autres régions. Les Français attaquèrent les établissements anglais de Terre-Neuve depuis leur base de Plaisance et, surtout, ils continuèrent de harceler les frontières de la Nouvelle-Angleterre pour protéger l’Acadie qui, en dépit de l’alliance des Abénaquis et des Micmacs, était le maillon faible de l’Empire français. En février 1704, par exemple, 48 soldats et miliciens français [dirigés par Jean-Baptiste Hertel de Rouville] et 200 Indiens (des Abénaquis de Saint-François, des Iroquois de Kahnawake, près de Montréal, et des Hurons de Lorette, près de Québec) attaquèrent la petite ville de Deerfield, tuant une cinquantaine d’hommes et emportant 112 captifs. Parmi eux, la jeune Eunice Williams, sept ans, qui sera adoptée et passera le reste de sa vie parmi les Iroquois de Kahnawake. Cette « petite guerre » radicalise l’hostilité des colons anglo-américains, qui en appellent au soutien de la reine Anne.

Arrivée à Deerfield. Il y fait 32 degrés. Je vis mal la chaleur en général, mais me voilà assez inconfortable alors que le préposé au centre d’accueil nous explique médiocrement ce qu’il y a à voir sur le site. Je ne connaissais déjà rien au sujet de ce qui nous attendait, et une fois que l’homme a terminé, j’ai l’impression d’en connaître à peine plus.

Photo: Rénald Lessard
Heureusement, nous découvrons que le site est vachement plus intéressant que ce que projetait l’accueil. D’abord, je ne réalisais pas que Deerfield est un village historique qui existe toujours aujourd’hui. Je croyais que nous allions simplement voir un petit musée local dans une ville moderne dénudée de toute trace historique. D’ailleurs, ce quartier historique fait légèrement penser à Williamsburg, en version réduite : on peut y visiter certaines maisons anciennes (dont plusieurs remontent au xviiie siècle), tandis que les autres sont toujours habitées à ce jour. Tout comme le College of William & Mary se trouve à côté de Williamsburg, la Deerfield Academy, elle-même fondée en 1787, se trouve en plein centre du quartier historique.


Cette caricature me fait bien sourire!
Nous terminons notre visite à la Flynt Center of Early New England Life. Nous admirons leur superbe collection de culture matérielle, dont l’impressionnante collection de cornes à poudres.

J’espère ne pas avoir été trop chiâleux par rapport à la température : décidément, j’étais sur le bord d’un coup de chaleur. Le souper, un repos bien mérité à l’hôtel et une plongée dans sa piscine règlent rapidement mon problème.

Jour 7

Levée vers 7h30. Excellent déjeuner à l’hôtel (saucisses, œufs, etc.). Remarque : le yogourt américain est excessivement sucré.

Nous passons un matin agréable à discuter sur l’histoire comparative entre la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre.


Pierre tombale d'une des victimes du massacre de 1704:
"Here lyeth the body of Mrs. Eunice Williams, the vertuous
& desirable consort of the Revrd. Mr. John Williams,
& daughter to ye Revrd. Mr. Eleazer & Mrs. Esther Mather
of Northampton. She was born Augt. 2, 1664,
and fell by rage of ye barbarous Enemy March 1, 1703-4
 - Prov. 31. 28. Her children rise up and call her Blessed."
De retour dans l’auto, nous nous dirigeons vers la Old Albany Cemetery pour voir où sont enterrées de nombreuses victimes du raid de 1704. Encore une fois, je reste bouche bée devant les superbes pierres tombales.

La porte de la Maison Sheldon a résisté aux attaquants de 1704.
Retour sur place à Deerfield. Aujourd’hui, le site historique est fermé. Je profite toutefois de son petit bureau de poste mignon (qui était fermé la veille) pour y déposer mes cartes postales. Nous visitons par la suite le Memorial Hall Museum, géré par la Pocumtuck Valley Memorial Association. Nous l’aurions raté n’était-ce du fait que la veille, tout juste avant de nous coucher, je m’étais rappelé de mon collègue Philippe Halbert qui m’avait dit de ne pas manquer ce musée. Par chance, celui-ci ouvrait justement ce mardi matin, alors qu’il était fermé pour la longue fin de semaine. La visite en vaut la peine effectivement : sa salle dédiée à l’histoire du raid de 1704 n’est qu’une des intrigantes expositions à voir. Pour ma part, je suis particulièrement heureux de voir enfin la fameuse porte de la Maison Sheldon, celle qui, selon la tradition locale, a résisté aux assauts des alliés franco-autochtones. On y voit toujours les traces des haches ennemies.

Le retour sur le site de Deerfield a été grandement profitable et plus riche que la visite d’hier. Au fait, notre voyage entier fut la somme de belles coïncidences, de corrections de parcours et d’improvisations qui ont été agréables et profitables.

En somme, cette visite de la Nouvelle-Angleterre a grandement nourri mon imagination et mes réflexions sur l’histoire comparative et le choc entre l’histoire et la mémoire. Longer la rivière Kennebec sur l’aller et ensuite la rivière Connecticut sur le retour m’ont également permis de baliser dans mon esprit les connaissances géographiques nécessaires pour mieux comprendre de nombreux événements des xviie et xviiie siècle.

J’arrive enfin à mon appartement vers 22h. Il y fait 29 degrés. Dieu merci pour l’air climatisé. Déballant mes souvenirs et ma pile de nouveaux livres pour les admirer une dernière fois avant de me reposer, je m’écrase dans mon lit, heureux et satisfait. Du moins, jusqu’à mon prochain voyage!



Le béluga et le Régime français

"Plan désignant l’endroit où se faisait la pêche aux marsouins dans une partie du fleuve Saint-Laurent en face de la seigneurie Verbois. On peut y voir le site de fréquentation des bélugas, l’emplacement de la pêche à la fascine, le relief et les limites de la marée haute, 1728. ARCHIVES NATIONALES À QUÉBEC (P600,S4,SS2,D25) AUTEUR : L. PEYRE."

Cette semaine, j'ai le plaisir de vous partager mon tout premier article pour le Journal de Québec: "[EN IMAGES] Voici cinq choses à savoir sur l’évolution de notre relation avec le béluga". Vous pouvez lire l'article en visitant ce lien:  https://www.journaldequebec.com/2023/10/08/levolution-de-notre-relation-avec-le-beluga

Bonne lecture!

11 June 2023

Les moustiques en Nouvelle-France

[Je remercie Pierre Dubeau qui m’a inspiré l’idée de cet article de blogue après avoir lu un extrait des Relations des Jésuites qu’il partagea sur le groupe Facebook Nouvelle-France.]

« Leaf with thirteen mosquitoes »,
Anselmus Boëtius de Boodt,
1596-1610. 
Rijksmuseum
[Lien]

Qui dit été, dit vacances, soleil, barbecues et bien sûr… moustiques! Chez nous au Canada, nous parlons plutôt de « maringouins ». D’où vient cette différence avec le français standard? Selon le Grand dictionnaire étymologique & historique de Larousse, le mot maringouin provient du Brésil et serait une déformation de « mbarigui », terme tupi-guarani. Bref, il s’agit d’un nom bien américain. Le Dictionnaire de l’Académie françoise de 1762, quant à lui, nous donne ces deux définitions : 

 

MOUSTIQUE. f. f. Petit insecte d’Afrique & d’Amérique, dont la piqûre est très-douloureuse, & laisse sur la peau une tache semblable à celle du pourpre. Les Moustiques sont en très-grand nombre sur les rivages de la mer, à l’abri des vents.[1]


 MARINGOUIN. f. m. Sorte de moucheron qui ressemble au cousin, & qui est fort commun dans l’Amérique. Dans ce pays-là on est fort incommodé des maringouins.[2]

Quoique les deux termes soient utilisés sous le Régime français, un troisième l'est souvent également : on compare souvent nos petits vampires ailés aux « cousins » retrouvés en France. Dans son histoire de la Nouvelle-France de 1744, François-Xavier Charlevoix indique que les moustiques « sont des Cousins un peu plus gros que les nôtres » qui apparaissent « dès que l’Air commence à s’échauffer[3] ». Et selon la région où l’air se chauffe particulièrement, le maringouin apporte un autre lot de problèmes…

Une peste au potentiel pestilentiel

Les visiteurs de la Nouvelle-France sont unanimes : par son nombre, l’insecte est un véritable fléau. Alors que le moustique est un vecteur de maladies dans plusieurs pays, le Canada, par son climat froid, semble heureusement largement épargné par les maladies qui sont typiquement associées aux espèces plus tropicales. Pour citer l’historien Rénald Lessard :

Si le typhus constitue un fléau qui frappe à plusieurs reprises, surtout Québec et ses environs, il semblerait que la fièvre jaune, à l’opposé, n’ait touché le Canada qu’une seule fois. Le mode de transmission propre à cette maladie expliquerait sa relative absence du Canada et fait même douter d’une réelle présence. En effet, le vecteur de la fièvre jaune est la femelle d’un moustique (aedes aegypti) qui exige une température chaude et humide pour se développer. L’insecte ne peut vivre que quelques jours sans eau et ne pique que lorsque la température est supérieure à 17°C. Au Canada, le climat est un frein à la propagation de la maladie et le réservoir du virus ne peut être que l’homme ou le moustique lui-même. Or, l’homme ne peut contaminer le moustique que durant les trois à six jours qui suivent le début de l’infection, soit durant le temps où le virus se trouve dans le sang. La présence de l’insecte est essentielle pour transmettre la maladie d’un homme à un autre.[4]

Dans le sud de la Nouvelle-France, c’est une tout autre question. En Louisiane, la fièvre jaune frappe régulièrement aux xviiie et xixe siècles, et au moins une fois sous le Régime français à La Nouvelle-Orléans en 1739[5]. Rappelons par la même que la fièvre jaune se propage plus facilement dans les colonies britanniques[6]. En effet, pour s’en tenir qu’à un seul exemple, rappelons qu’à la même époque, les maringouins irritent les citoyens de Philadelphie. De plus, selon le journal de Warren Johnson écrit en 1760, ils ne sont pas seuls : « Flies & Musketoes are troublesome beyond Naming; the common flie, worse than the horse fly with us, and continues to the End of November[7]. »

Revenant à la Nouvelle-France, nul besoin de rejoindre le climat subtropical de la Basse-Louisiane non plus pour retrouver les conditions favorables aux maladies transmises par les maringouins : à partir du Pays des Illinois (couvrant de nos jours entre autres les États de l’Illinois et du Missouri), le paludisme (malaria) frappe régulièrement les populations locales. Par exemple, pour fuir cette maladie « et les dépenses de rénovation excessives, toutes deux liées aux inondations [du Mississippi][8] », les Britanniques vont rapidement abandonner le fort de Chartres en 1771, quelques années à peine après l’avoir obtenu des Français après le traité de Paris. Contrairement à la fièvre jaune, causée par un virus, le paludisme est causé par un protozoaire qui parasite l’homme par l’entremise du moustique. D’ailleurs, rappelons que de nos jours, la malaria n’existe plus aux États-Unis suivant la fondation, en 1946, de la Center for Disease Control (CDC) dont la mission initiale ciblait justement cette maladie.

N’empêche, au-delà du potentiel pestilentiel du moustique, c’est sa nature hématophage qui en fait la notoriété en Nouvelle-France, et ce, dès la fondation de cette dernière…

Les débuts de la colonie : témoignages de Champlain et de Le Jeune

En 1613, l’année de son quatrième voyage en Nouvelle-France, Champlain pénètre l’intérieur du continent aussi loin que la frontière actuelle entre le Québec et l’Ontario. Se reposant dans la région des lacs Jeffreys et Olmstead, il témoigne plus tard par écrit : « Ainsi nous nous reposâmes sur le bord d’un étang, qui était assez agréable, et fîmes du feu pour chasser les moustiques qui nous molestaient fort, l’importunité desquels est si étrange qu’il est impossible d’en pouvoir faire la description[9]. »

Dans sa Briève relation du voyage de la Nouvelle-France, le père Paul Le Jeune note quelques observations sur la bestiole lors de son passage à Tadoussac en 1632. D’ailleurs, il est intéressant de noter que Le Jeune différencie entre le maringouin et le moustique, pourtant synonymes aujourd’hui. [Note : la typographie de cet extrait, ainsi que tous ceux tirés des Relations des Jésuites ci-dessous, fut quelque peu modernisée où nécessaire pour en faciliter la lecture.]

Le 3. jour de juillet nous sortîmes de Tadoussac, & nous allâmes mouiller à l’échafaud aux Basques, c’est un lieu ainsi appelé, à cause que les Basques viennent jusques là pour prendre des baleines. Comme il estoit grand calme, & que nous attendions la marée, je mis pied à terre : je pensay estre mangé des maringoins, ce sont petites mouches importunes au possible; les grands bois qui sont icy en engendrent de plusieurs espèces; il y a des mouches communes, des mousquilles, des mouches luisantes, des maringoins, & des grosses mouches, & quantité d’autres : les grosses mouches piquent furieusement, & la douleur qui provient de cette piqueure, & qui est fort cuisante, dure assez long temps, il y a peu de ces grosses mouches; les mousquilles sont extrêmement petites, à peine les peut-on voir, mais on les sent bien; [...] Pour les maringoins c’est l’importunité mesme, on ne sçauroit travailler notamment à l’air pendant leur règne, si on n’a de la fumée auprès soy pour les chasser : il y a des personnes qui sont contraintes de se mettre au lit venans des bois, tant ils sont offensez. J’en ay veu qui avoient le col, les joües, tout le visage si enflé, qu’on ne leur voyoit plus les yeux; ils mettent un homme tout en fang quand ils l’abordent; ils font la guerre aux uns plus qu’aux autres; Ils m’ont traité jufques icy assez doucement, je n’enfle point quand ils me piquent, ce qui n’arrive qu’a fort peu de personnes si on y est accoustumé : si le païs estoit essarté [c’est-à-dire défriché en arrachant les bois] & habité, ces bestioles ne s’y trouveroient point; car defia il s’en trouve fort peu au fort de Kebec, à cause qu’on couppe les bois voisins.[10]

Relations des Jésuites

Sans nous contenter du témoignage seul de Le Jeune parmi les écrits des Jésuites, une recherche numérique du mot « maringouin » décèle plus d’une cinquantaine de résultats dans leurs Relations. Examinons quelques extraits intéressants.

Pendant son premier voyage vers le Mexique, le père Jacques Marquette écrit ces lignes en 1673 alors qu’il se trouve au Pays des Illinois :

Jusqua présent nous n’avions point estez incommodés [par] Les maringouins, mais nous entrons comme dans leur pays. Voicy ce que font les sauvages de ces quartiers pour s’en deffendre; ils élèvent un eschaffault dont le plancher n’est fait que de perches, et par conséquent est percé à jour affinque [à fin que] la fumée du feu qu’ils font dessous passe au travers et chasse ces petitz animaux qui ne la peuvent supporter, on se couche sur les perches au dessus desquelles sont des escorces [écorces] estendües [étendues] contre la pluye. Cet eschaffault leur sert encor contre Les chaleurs excessives et Insupportables de ce pays, car on s’y met à 1’ombre à 1’estage d’en bas, et on si [s’y] garantit des rayons du soleil, prenant le frais du vent qui passe librement autravers de cet eschaffault.

Dans le mesme dessein nous fusmes contraincts de faire sur L’eau une espace [espèce] de cabane avec nos voiles pour nous mettre à couvert et des maringouins et des rayons du soleil […][11].

Le père Jacques Gravier écrit en 1702 dans la relation de son voyage entre le Pays des Illinois et l’embouchure du fleuve Mississippi :

On ne pourroit pas faire le premier etablissement en un lieu où il y eût plus de Maringouins qu’icy; Il y en a pendant presque toute l’année. À la vérité ils nous ont donné un peu de trèves 7 ou 8 jours, mais à l’heure qu’il est Ils me picquent bien serré et dans le mois de décembre, qu’on n’en devroit estre importuné, il y en avoit une si furieuse quantité, que je ne pouvois écrire un mot, que je n’en eusse les mains et le visage tout couvert et qu’il m’étoit impossible de dormir pendant la nuit, j’en ay été si incommodé à un œil que j’ay pensé le perdre. Les françois de ce fort me disoient que depuis le mois de mars, il y en a une si prodigieuse quantité que 1’air en est tout couvert et que l’on ne s’entrevoit pas à dix pas les uns des autres, Je reste icy jusqu’à l’arrivée de Mr. D’Iberville cõme je m’y Suis en quelque facon obligé, pour servir d’aumonier aux françois qui sont en ce poste et dont plusieurs sont Canadiens. J’ay bien à souffrir de ces Importuns Cousins Jusqu’au mois de may, et encore plus en remontant le fleuve, puisque je ne le pourray faire que lors qu’il y en aura une Si grande quantité, que l’on ne pourra ny reposer de nuit ny mettre à terre de Jour pour faire cuire du bled d’Inde sans en estre devoré, Dieu Soit beni de tout, Je dois estre content de tout, quoy qu’il m’en couste, pourveu que ce voiage de plus de mille Lieües que J’ay entrepris par le bien de nos missions den haut leur puisse estre utile à quelque chose aussi bien que mon retardement qui n’est que pour me mieux assurer de la vérité priez Dieu pour nous mon R. Père [...].[12]

Enfin, notons le père Gabriel Marest qui accompagne d’Iberville à la Baie d’Hudson en 1694 : « il y a encore tant de Maringouins ou cousins, que vous ne sauriez sortir sans en être couvert et piqué de tous côtés. Ces moucherons sont ici en plus grand nombre et plus forts qu’en Canada[13] » (Rappelons que le Canada désigne à l’époque plus ou moins la vallée du Saint-Laurent et la région des Grands Lacs.)

Militaires versus moustiques

Dans ce qui précède, nous avons vu que les moustiques importunent les gens qui travaillent à l’extérieur. Les militaires ne sont pas épargnés. En 1666, Jean Talon écrit un mémoire au lieutenant général Alexandre de Prouville de Tracy et le gouverneur Daniel Rémy de Courcelle pour soulever les problèmes qui attendent le régiment de Carignan-Salières : « [...] outre les chaleurs extraordinaires, les piqures de Maringouins causent de si [fascheuses] enflures, qu’elles rendent quelques fois un soldat inutile au combat [...][14]. »

En septembre 1757, le militaire britannique John Knox témoigne des misères vécues par lui et ses hommes en Nouvelle-Écosse. Entre autres, il se plaint des moustiques : « We are tormented here, both day and night, with myriads of musketa’s, which are so immensely troublesome, that we are obliged to have recourse to various expedients to defend ourselves from them[15]. » Le 7 août 1750, alors qu’il est posté au camp de la chute Montmorency pendant la campagne contre Québec, il remarque le plaisir de ne plus se faire harceler par les maringouins comme en Acadie : « We esteem ourselves very happy in this country, having no fogs as in Nova Scotia, nor are we tormented with musketa’s: we have myriads of the common black window fly, which, though they have no sting, are nevertheless troublesome in tainting our victuals[16]. » Décidément, l’observation de Le Jeune sur Québec tient encore, plus d’un siècle plus tard; quoiqu’il soit tout aussi vrai que la saison des moustiques se fait tardive une fois rendue au mois d’août. Lors de sa visite à l’Hôpital Général de Québec, Knox note que l’été, les fenêtres sont laissées ouvertes et que les patients ont droit à une espèce d’éventail pour à la fois se rafraîchir et pour éloigner les mouches qui, par la proximité de l’institution à la rivière Saint-Charles, « are numerous and troublesome[17] ».

Enfin, notons que la Marine s’inspire de la redoutable réputation de l’insecte en baptisant leur plus récent brigantin Le Maringouin[18].

Feux de forêt

Au moment d’écrire ces lignes (2023), la saison des feux de forêt au Québec et en Ontario venait à peine de commencer et pourtant avait déjà battu le record des dernières années du nombre d’hectares consommés. En ce qui concerne la Nouvelle-France, il est intéressant de noter qu’il arrive d’imputer la source des feux de forêt aux maringouins! Dans une lettre au ministre, l’intendant Hocquart écrit de Québec en 1733 :

J’avois déjà conferé [dès] l’année dernière avec M. Le général sur les moyens à prendre pour empescher Les feux de courir dans les bois, et nous avions dabord pensé de rendre une ordonnance qui prononceroit des peines contre les autheurs de ces grandes incendiës; Mais dans L’examen que nous avons fait, nous avons reconnu que Ces indendies arrivent fortuitement et non par la faute de ceux qui défrichent les Terres. Ce sont les voyageurs et chasseurs tant françois que sauvages qui estant obliges de camper dans les bois, y allument des feux non seulement pour y faire cuire leurs vivres, mais aussy pour se garantir de L’incommodité des insects qu’on appelle dans ce Pays maringouins dont ils ne peuvent se préserver que par le moyen des fumées.[19]

Louisiane : le paradis des maringouins, l’enfer des voyageurs

Terminons cette petite visite des archives du Régime français avec le témoignage qui, de loin, est celui qui peste le plus contre cette peste! Ce qui suit provient de la plume acerbe du père Paul du Poisson, missionnaire aux Arkansas en 1727 :

Mais le plus grand supplice sans lequel tout le reste ne seroit qu’un jeu; mais ce qui passe toute croyance, ce que l’on ne s’imaginera jamais en France, à moins qu’on ne l’ait expérimenté, ce sont les maringouins, c’est la cruelle persécution des maringouins. La plaie d’Égypte, je crois, n’étoit pas plus cruelle : Dimittam in te et in servos tuos et in populum tuum et in domos tuas omne genus muscarum, et implebuntur domus Ægyptiorum muscis diversi generis, et universa terra in quâ fuerint [« J’enverrai des mouches de toutes sortes sur toi et sur tes serviteurs et sur ton peuple et sur tes maisons, et les maisons des Égyptiens seront remplies de mouches de toutes sortes, et tout le pays où ils ont été » (Google translate)]. Il y a ici des frappe-d’abord; il y a des brûlots; ce sont de très petits moucherons, dont la piqûre est si vive ou plutôt si brûlante, qu’il semble qu’une petite étincelle est tombée sur la partie qu’ils ont piquée. Il y a des moustiques; ce sont des brûlots, à cela près qu’ils sont encore plus petits; à peine les voit-on, ils attaquent particulièrement les yeux; il y a des guêpes; il y a des taons; il y a, en un mot, omne genus muscarum [toutes sortes de mouches]: mais on ne parleroit point des autres sans les maringouins : ce petit animal a plus fait jurer depuis que les François sont au Mississippi, que l’on n’avoit juré jusqu’alors dans tout le reste du monde. Quoi qu’il en soit, une bande de maringouins s’embarquent le matin avec le voyageur. Quand on passe à travers les saules ou près des cannes, comme il arrive presque toujours, une autre bande se jette avec fureur sur la pirogue, et ne la quitte point. Il faut faire continuellement l’exercice du mouchoir, ce qui ne les épouvante guère; ils font un petit vol, et reviennent sur le champ à l’attaque; le bras se lasse plutôt qu’eux. Quand on met pied à terre pour dîner depuis dix heures jusqu’à deux ou trois heures, c’est une armée entière que l’on a à combattre. On fait de la boucane, c’est-à-dire, un grand feu, que l’on étouffe ensuite avec des feuilles vertes; il faut se mettre dans le fort de la fumée, si l’on veut éviter la persécution : je ne sais lequel vaut mieux du remède ou du mal. Après dîné, on voudroit faire un petit sommeil au pied d’un arbre : absolument impossible : le temps du repos se passe à lutter contre les maringouins. On se rembarque avec eux. Au soleil couchant on se remet à terre; aussitôt il faut courir pour aller couper des cannes, du bois et des feuilles vertes pour faire son baire, la chaudière et la boucane : chacun y est pour soi. Alors ce n’est pas une armée, ce sont plusieurs armées que l’on a à combattre; c’est le temps des maringouins, on en est mangé, dévoré; ils entrent dans la bouche, dans les narines, dans les oreilles; le visage, les mains, le corps en sont couverts; leur aiguillon pénètre l’habit, et laisse une marque rouge sur la chair, qui enfle à ceux qui ne sont pas encore faits à leur piqûre. Chicagon, pour faire comprendre à ceux de sa nation la multitude des François qu’il avoit vus, leur disoit qu’il y en avoit autant dans le grand village (à Paris) que de feuilles sur les arbres et de maringouins dans les bois. Après avoir soupé à la hâte, on est dans l’impatience de s’ensevelir sous son baire, quoique l’on sache qu’on va y étouffer de chaleur. Avec quelque adresse, quelque subtilité qu’on se glisse sous ce baire, on trouve toujours qu’il y en est entré quelques-uns, et il n’en faut qu’un ou deux pour passer une mauvaise nuit.

Telles sont les incommodités du voyage mississipien. Combien de voyageurs les souffrent pour un gain souvent très modique![20]

Notons que le père Du Poisson sera tué par les Natchez le 28 novembre 1729[21].

Petit souvenir de voyage en arrivant au
fort Michilimackinac en 2013...



Sources:

[1] Académie française, Dictionnaire de l’Académie françoise, Tome 2, Paris, Veuve B. Brunet, 1762, p. 182.

[2] Académie française, Dictionnaire de l’Académie françoise, Tome 2, Paris, Veuve B. Brunet, 1762, p. 97.

[3] François-Xavier Charlevoix, Histoire et description générale de la Nouvelle France, Tome 3, Paris, chez Pierre-François Giffart, 1744. p. 291 et 339.

[4] Rénald Lessard, Au temps de la petite vérole : la médecine au Canada aux xviie et xviiie siècles, Québec, Septentrion, 2012, p. 41-42.

[5] Marie Antoinette Menier, Étienne Taillemite et Gilberte de Forges, Correspondance à l’arrivée en provenance de la Louisiane. Tome 1, Paris, Archives Nationales, Inventaire des Archives coloniales, 1976, p. 313.

[6] Voir à nouveau Lessard, Au temps de la petite vérole, p. 42.

[7] Warren Johnson, « Journal of Warren Johnson », dans Milton W. Hamilton et Albert B. Corey (dir.), The Papers of Sir William Johnson. Vol. 13, Albany, University of the State of New York, 1962, p. 182.

[8] Joseph Gagné, Inconquis. Deux retraites françaises vers la Louisiane après 1760, Québec, Septentrion, 2016, p. 101.

[9] Éric Thierry, Les œuvres complètes de Champlain. Tome 1 : 1598-1619, Québec, Septentrion, 2019, p. 444.

[10] Reuben Gold Thwaites, The Jesuit Relations and Allied Documents: Travels and Explorations of the Jesuit Missionaries in New France, 1610-1791. Vol. 5: Québec 1632-1633, Cleveland, The Burrows Brothers Company, 1897, p. 34-36.

[11] Reuben Gold Thwaites, The Jesuit Relations and Allied Documents: Travels and Explorations of the Jesuit Missionaries in New France, 1610-1791. Vol. 59: Lower Canada, Illinois, Ottawas 1673-1677, Cleveland, The Burrows Brothers Company, 1900, p. 146.

[12] Reuben Gold Thwaites, The Jesuit Relations and Allied Documents: Travels and Explorations of the Jesuit Missionaries in New France, 1610-1791. Vol. 65: Lower Canada, Mississippi Valley 1696-1702, Cleveland, The Burrows Brothers Company, 1900, p. 176.

[13] Reuben Gold Thwaites, The Jesuit Relations and Allied Documents: Travels and Explorations of the Jesuit Missionaries in New France, 1610-1791. Vol. 66: Illinois, Louisiana, Iroquois, Lower Canada, 1702-1712, Cleveland, The Burrows Brothers Company, 1900, p. 112-114.

[14] ANOM, Colonies, C11A 2, F°209v. À Québec, le 1er septembre 1666. Mémoire de Talon à Tracy et Courcelle.

[15] John Knox, An Historical Journal of the Campaigns in North-America, for the Years 1757, 1758, 1759, and 1760 [Etc.]. Vol. 1, Londres, W. Johnston, 1769, p. 41.

[16] Knox, An Historical Journal, Vol. 2, p. 10.

[17] Knox, An Historical Journal, Vol. 2, p. 154.

[18] ANOM, Colonies, C11A 93, F°392-398v. À Québec, le 24 octobre 1749. Bordereau de la dépense faite en Canada pendant les six derniers mois de l’année 1748.

[19] ANOM, Colonies, C11A 60, F°44-45. À Québec, le 3 octobre 1733. Hocquart au ministre.

[20] Charles Le Gobien et al., Lettres édifiantes et curieuses écrites par des missionnaires de la Compagnie de Jésus, Montréal, Boréal, 2006, p. 62-64.

[21] Arthur Mélançon, Liste des Missionnaires-Jésuites. Nouvelle-France et Louisiane, 1611-1800, Montréal, Collège Sainte-Marie, 1929, p. 84.